Pourquoi participer à parade de saltimbanques, gauchistes et chômeurs qu’est Arachnima ? Chaque membre du corps expéditionnaire devait avoir ses raisons, on ne se parlait pas beaucoup entre nous pendant ces rares journées de chaleur de l’été 2014, on gardait nos forces pour accomplir le travail dont on s’était chargé. Et de toute façon à quoi bon s’expliquer, une fois sur place les raisons de chacun ne comptaient plus, si tu avais décidé de partir pour oublier un chagrin d’amour, si tu l’avais fait pour l’argent, la gloire, l’aventure, le désir de voyager et voir ce grand monde ou bien parce qu’à la télé après la coupe du monde il ne se passait pas grand-chose, peu importait. Me concernant, le but principal de ma participation à Arachnima était de montrer aux sales morveux des banlieues strasbourgeoises que même si on n’a pas la peau blanche comme une mozzarella on peut être un excellent mécano de son vélo.
En fait je m’étais aperçu qu’il y avait ce problème au sein de l’équipe de Bretz’Selle, qui s’était aggravé depuis l’embauche de ce vaillant garçon anglo-saxon au nom imprononçable (comme presque tous les mots qui contiennent un w). La hiérarchie, insensible à ce genre de problèmes l’avait négligé, heureusement que j’étais là et je veux bien revenir à ce moment-là.
Ce fut une révélation nocturne, j’ouvris les yeux et je me dis : notre équipe n’est constituée que par gens aux cheveux clairs (pour une de ces personnes c’est tout à fait hypothétique je vous l’accorde), cela va intimider ces jeunes du sud de la planète (le sud de la planète commence à peu près à Neudorf, je crois), et confirmer dans leur esprit des siècles de doctrines raciales néfastes et erronées qui les relèguent au rôle de mécaniciens merdiques. Il faut qu’ils voient, ces lardons, qu’une personne à la peau mate comme moi peut être un grand mécano. Bien sûr, pas moi, quelqu’un qui sache réparer les vélos vraiment.
Je décidai d’en parler à Sacha sur le tchat du site de rencontre dans lequel on discute régulièrement, mais avant de pouvoir le faire voilà qu’il m’appelle (avait-il ressenti quelque chose ? l’entente à Bretz’Selle a parfois des teintes karmiques) et il attaque, alarmé comme un télégraphe, la ritournelle habituelle : « Il y a personne — nous sommes dans la merde — Arachnima au Neuhof — peu de temps — peu d’outils – peu de pièces — beaucoup de vélos — grande chaleur — tu fais quoi demain soir ? »
Je n’hésite pas un instant, je demande l’adresse et je me prépare psychologiquement.
Alors la tâche était lourde, d’abord s’il y a un mécanicien merdique c’est moi, toute l’histoire des préjugés n’allait qu’être confirmée encore une fois. J’espérais que sur place ils m’auraient fait faire autre chose, je ne sais pas, je me voyais bien à fumer des clopes nerveusement au coin de la rue habillé comme un sandwich-man dont la pancarte disait : « Réparations vélos par là ». Personne n’a estimé nécessaire cette figure et c’est grand dommage.
Puis comme tout bon petit bourgeois libéral-gauchiste j’ai terreur des quartiers pauvres, ça me donne la trouille, même en vacance, par exemple je ne sors jamais de zone Schengen et si en Suisse il y avait la mer je vous assure que je n’irais que là-bas en vacances.
Encore, autant les quartiers pauvres me font peur autant j’abhorre les jeunes, ils bougent vite, ils parlent de manière indéchiffrable, ils n’écoutent pas et par-dessus ils sont protégés par la loi si tu les tapes fort, ou pas fort même, en somme tu peux pas les taper du tout.
Même après toutes ces considérations, la folie a le dessus, à 18 heures pile je quitte mon bureau, je passe aux toilettes j’enfile ma combinaison de superhéros (le T-shirt Bretz’Selle et un short) et je fais pipi. Je traverse la vaste terra incognita qui sépare Strasbourg de ces lieux et j’arrive sur place, mes compagnons devraient être déjà là sauf si une tribu d’indigènes les a capturés et massacrés.
Il y a une série télévisée américaine qui se passe dans un endroit pareil, The Wire. C’est un quartier pourri de Baltimore, les dealers de drogue ont installé un canapé au milieu d’un jardin entouré par des immeubles délabrés et de là ils gèrent leur trafic. Ben, c’est pareil sauf que dans le jardin il y a l’animation d’Arachnima. (Cette histoire je l’ai répété à beaucoup de monde et j’ai constaté que cette série n’est pas aussi populaire que je croyais, têtu comme un âne j’insiste et tant pis pour vous).
Je n’ai pas le temps de me faire prendre par la terreur et fuir que mes collègues, passés indemnes par miracle à travers les terres de hordes sauvages, me reconnaissent (putain de T-shirt jaune visible de la lune même), ils m’appellent et me mettent au travail sans même me tenir un instant entre leurs bras pour me rasséréner.
Il y a du monde, on enchaîne, les petits Mohammed, Ali, Aïcha se succèdent avec leurs petits deux roues tout cassés. Ils sont insupportables, c’est clair, mais je les sens un peu plus proches que d’habitude, ce ne sont pas seulement de sales gosses, ce sont des camarades de la grande confrérie des cyclistes. Demain je vais les détester de nouveau, mais aujourd’hui ça va, ils me donnent du moral et parfois ils me font rire ces petits cons. Ça serait drôle si à l’atelier les gens exultaient comme le font ces nains à chaque fois qu’ils arrivent à réparer leur vélo.
Ils ont tous des crevaisons, le jardin est infesté de verres brisés, c’est probable que leurs grands frères, cousins ou simplement voisins qui les aient jetés et personne ne les ai jamais ramassés. Les petits vont crever leurs pneus à nouveau, nous le leur disons : « Ne faites pas du vélo ici, vous allez rester à plat », mais où veux-tu qu’ils aillent ? Ici c’est chez eux, ils ont le droit, ils devraient. Ça, c’était frustrant, j’avoue.
La journée arrive vite à sa fin, on quitte vite le Neuhof avant que mes précaires réparations lâchent et, ainsi faisant, mettent en danger la vie d’un de ces gamins.
Les jours qui suivent je parlent de l’expérience aux amis et collègues comme si j’avais participé à une mission de MSF en Afghanistan, je suis pathétique et je m’en rends compte. La semaine suivante je rejoins le convoi de réparateurs sans frontières (municipales) à Hautepierre. C’est bien là-bas aussi, mais Neuhof est resté dans mon cœur.
L’année prochaine on prend des balais et on ramasse tous ces verres, j’ai déjà imaginé un système astucieux avec lequel les morveux qui en ramassent le plus ne feront pas la queue.
Au moins on va pas les entendre répéter 14 mille fois à la minute : « M’sieur après, c’est moi ? Après, c’est moi ? Après, c’est moi ? »
Fabio Bolzoni